
Dans son podcast diffusé sur Europe 1, Christophe Hondelatte aime s’adresser à l’auditeur pour lui demander son avis. C’est notamment au cours de ces parenthèses que j’ai plaisir à entendre l’humour et le ton si spécifiques de ce conteur.
Dans l’un des épisodes, il interroge l’auditeur en parlant très fort. Je ne me souviens plus des mots exacts car j’ai écouté un certain nombre d’épisodes dudit podcast depuis, mais en substance, Christophe hurle presque : « Qu’est-ce que je vous dis toujours ?! Quels sont les deux mobiles possibles d’un meurtre ? Les deux choses qui reviennent toujours ? L’ARGENT ET LE CUL ! »
Et il a raison. Pour avoir lu, vu, écouté un bon paquet d’affaires criminelles, le mobile est toujours à rechercher du côté de l’argent et/ou de l’amour au sens large. On ne compte plus le nombre de personnes ayant tué ou fait tuer leur partenaire/ex partenaire par jalousie ou par rancœur. Ni celles et ceux qui ont franchi la ligne rouge par appât du gain, pour toucher un héritage ou parce que si l’autre venait à partir, la manne financière s’épuiserait.
Mais alors, quand il n’est question ni d’héritage ni d’inceste, qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à vouloir tuer son papa ?
La voix de Christophe Hondelatte se radoucit : « Eh bien parfois, je dis des conneries. »
Il y a une 3ème raison qui pousse certaines personnes à passer à l’acte. Une chose beaucoup plus forte que l’argent et l’amour, un sentiment qui écrase tous les autres jusqu’à ce que son hôte devienne ce sentiment.
En septembre 2021 j’ai assisté au procès de Benoît, accusé d’avoir tiré sur les forces de l’ordre quelques heures après avoir tenté de tuer son père.
Par chagrin.
֎ L’ adolescent qui s’était perdu.
La première chose que je remarque lorsque Benoît entre dans le box des accusés, c’est que c’est un beau garçon. La deuxième, c’est à quel point ses bras sont couverts de tatouages. Je me dis simplement que la raison doit être purement esthétique, après tout, c’est la grande tendance.
Benoît a 37 ans et s’exprime clairement, même s’il a du mal à parler fort, et répond sans difficulté aux questions de la présidente. Du moins au début.
Sur le banc des parties civiles, il y a cinq personnes : le père de Benoît, sa grande sœur et trois policiers.
Le 31 décembre 2017, Benoît a fait la fête avec sa compagne de l’époque et mère de ses deux enfants, Michèle, ainsi que ses cousins et leur partenaire.
Quelques heures plus tard, à 6h du matin, Benoît a débarqué chez son père avec un fusil, s’est disputé avec lui et a fini par tirer dans la porte d’entrée que son père venait de fermer. Par chance, ce dernier n’a pas été touché.
Rentrant chez lui, il a demandé à sa compagne de partir avec les enfants car il se doutait que la police allait arriver.
En regardant par la fenêtre, il a vu deux piétons s’approcher de sa voiture. Il a crié et a tiré. Là aussi, la chance état au rendez-vous : les deux policiers avaient eu le temps de remonter en voiture et celle-ci était suffisamment loin pour que le pare-brise arrête les balles.
Dès le début, on comprend que les policiers ont été des dommages collatéraux d’un drame familial. Qu’est-ce qui a poussé Benoît à tirer sur son père le jour où l’on se souhaite une bonne année ?
En plus de sa grande sœur, Benoît a un grand frère et deux petites sœurs. A l’enquêtrice de personnalité, Benoît dit qu’il a eu une enfance plutôt heureuse au début. La famille était modeste et les parents ne pouvaient emmener leurs enfants en vacances ni payer les cours de boxe de Benoît malgré sa passion pour ce sport.
Mais très vite, Benoît a évoqué auprès de l’enquêtrice de personnalité les violences infligées par son père, Franck, à sa mère.
Ça n’est que le second procès auquel j’assiste mais je vois se dessiner ce qui ressemble à une règle commune à peut-être tous les procès : le désaccord de l’accusé-e avec sa fratrie sur les souvenirs de l’enfance.
Quand Benoît raconte que son père battait sa mère, ses trois sœurs récusent totalement ce souvenir, affirmant qu’il n’existait aucune violence physique ou morale.
Seul le frère de Benoît confirme les dires de ce dernier mais en ajoutant un détail : la violence physique était réciproque entre leurs parents, leur mère rendait les coups qu’elle prenait.
Le drame à l’origine de cette affaire survient l’année des 12 ans de Benoît : sa mère décède brutalement quelques jours après noël.
Bien que sa grande sœur ait tenté de prendre le relais de cette mère, une autre des sœurs déclara « Benoît s’est perdu après la mort de maman. » Sans son pilier, les pieds de Benoît ont vacillé et c’est la petite délinquance qui l’a rattrapé. Parfois, expliqua Benoît, c’était simplement pour tenter d’attirer l’attention de Franck.
Un père désemparé qui demanda de l’aide à un éducateur spécialisé après une énième condamnation de Benoît. Ce sera un placement en foyer à 17 ans avant d’être accueilli par une tante. C’est à cette occasion qu’il rencontra une voisine qui devint la mère de ses enfants.
La grossesse de Michèle, placée en foyer mère-enfant car expulsée de son logement, stoppa net les envies de légion de Benoît qui prit ses responsabilités à cœur. Bien que sans toit, il travaillait et venait voir sa petite famille les soirs et week-end.
Benoît qui, d’après lui, avait vu sa mère souffrir de la violence de son mari se mit pourtant très vite à frapper Michèle. Cette violence dit-il, ne venait que lorsque Michèle lassée de ne pas le voir réagir à ses provocations, parlait brusquement de sa mère.
Ses sœurs elles-mêmes avaient peur de lui et s’agaçaient de voir Michèle, qu’elles hébergeaient parfois en urgence, retourner avec leur frère après s’en être plaint.
Michèle n’était pas la seule à qui Benoît faisait du mal. Les coups s’enchaînaient, mais les tentatives de suicide aussi.
Lorsqu’il vivait chez sa tante, celle-ci l’a empêché plusieurs fois de se noyer dans le lac voisin. Avec Michèle, les tentatives par divers moyens n’ont pas cessé.
Quant aux tatouages de Benoît, ils ne sont pas qu’une question d’esthétique. Ils permettent également de recouvrir les nombreuses scarifications qu’il s’est infligé.
Le décès de sa mère semble toujours avoir été un sujet tabou, tant dans sa famille qu’auprès de sa compagne. Bien qu’il réagissait violemment à chaque fois que Michèle lui parlait de sa mère, il fallut des années à Benoît pour lui expliquer à quel point son évocation était une souffrance pour lui. Et pour lui raconter ce qu’il s’était passé cette nuit-là. Cette nuit sur laquelle il avait construit toute sa vie.
֎ Le chagrin en terreau.
Aux gens qui l’interrogent, l’enquêtrice de personnalité, les psys, les policiers, les magistrats, Benoît en parle toujours. Ce drame, c’est son socle, ses fondations et son tréteau qui le guident dans sa vie.
On dit que le temps aide à apaiser le chagrin. Mais encore faut-il que le temps passe.
Chez Benoît, le temps est passé physiologiquement mais à l’intérieur, il semble être pour toujours ce garçon qui avait 12 ans lorsque sa mère est morte.
Au fur et à mesure du procès, je me suis dit que le temps ne s’était pas seulement arrêté pour Benoît, mais qu’il n’avait commencé à s’écouler que ce jour-là. Le vide avant, le vide après.
A la présidente qui lui demandait s’il avait un bon souvenir de son enfance avant le décès de sa maman, Benoît mit de longues secondes à répondre. Parce ce qu’il semblait que rien n’avait existé avant ce jour fatidique.
Benoît finit tout de même par répondre « Oui, quand j’étais avec ma mère » mais sans plus de précisions, visiblement incapable de retrouver le moindre souvenir heureux témoin de son existence avant ses 12 ans.
Si je vous demandais à brûle-pourpoint un souvenir heureux de votre enfance, vous n’auriez peut-être pas de souvenirs précis en tête en quelques secondes, mais je suis sûre que vous auriez un début d’image, de sensation, de parfum, d’une musique, d’un dessin animé, le sourire de votre meilleure amie de primaire, d’une après-midi entre cousins, de la nature qui vous entourait, des bêtises que vous avez faites avec vos amis, du contexte tout simplement. Nous n’avons certes pas beaucoup de souvenirs de la petite enfance mais nous en avons forcément au moins un bon de l’enfance (à défaut, je vous invite à en faire un livre). Nous ne sommes pas nés à 12 ans.
Et pourtant, Benoît est toujours cet adolescent qui ne cesse d’en vouloir à celui qu’il tient pour responsable de la mort de sa maman.
C’est apparemment un problème de dosage dans ses médicaments pour le cœur qui est à l’origine de la mort de la mère de Benoît. J’écris apparemment car si d’après la sœur aînée il y a bien eu une autopsie, cela a été impossible à vérifier. L’avocate générale a bien tenté de retrouver le dossier de police mais celui-ci a été archivé quelque part et demeure introuvable.
Mais si le père de Benoît parle d’un accident de dosage, pour son fils, il en est autrement.
Le 27 décembre 1997, une dispute éclata entre les deux époux. La présence de Benoît a été contestée par sa sœur aînée et en l’absence du dossier d’enquête, il est impossible de savoir s’il ment ou non.
La seule chose certaine, c’est que toutes les fois où Benoît a raconté cette soirée depuis son box, et il y en a eu, j’avais l’impression qu’il redevenait cet enfant de 12 ans qui revivait cette terrible soirée. Avait-il vraiment vécu cette soirée ou s’en était-il convaincu au point d’en faire l’unique vérité ? Mais peut-on se convaincre au point de revivre la scène à chaque fois, 25 ans plus tard ?
D’après Benoît, après avoir fait tomber par terre sa femme, son papa lui aurait sauté sur le thorax à pieds joints.
C’est notamment sur ce point que l’on peut regretter l’absence de dossier d’enquête car il aurait été bien utile de savoir s’il était effectivement fait mention de côtes cassées ou fêlées datant de ce soir-là.
Plus tard Benoît vit son père en train d’essayer de faire vomir sa mère. Le lendemain, le père annonça aux enfants le décès de leur mère. Et puis plus rien.
C’est à partir de ce jour que s’est cristallisée l’histoire dans laquelle Benoît est enfermé depuis. A son père qui à la barre, répète que sa femme n’était pas battue et que son décès est dû à un surdosage accidentel, Benoît martèle qu’il est sûr de ce qu’il a vu : sa mère s’est suicidée parce qu’elle ne supportait plus les violences de son mari. C’est donc lui le responsable indirect qui l’a privé de la mère qu’il aimait tant.
L’une des sœurs confirma que la mort de la mère était un sujet tabou dans la famille. D’après le grand frère, leur famille considérait qu’il était honteux d’aller consulter un psy. Il est fort probable que Benoît en aurait eu pourtant besoin. Au lieu de cela, le silence de la famille n’a fait que confirmer l’interprétation de Benoît.
Des psys, Benoît en a malgré tout rencontré dans le foyer où adolescent il a été placé, puis en prison. Interrogé sur ce point, il répondit simplement à la présidente qu’à l’époque il ne s’était pas senti prêt à en parler.
« Je sais que je risque gros mais je n’arrive pas à parler. »
Effectivement, on sent que chaque prise de parole est dure pour Benoît, d’autant plus lorsque les questions ont trait au décès de sa mère. Benoît aimerait bien fuir, retourner en prison plutôt que d’être là tant à l’intérieur se joue un véritable bouillon d’émotions…
֍ La cocotte-minute.
C’est ainsi que Benoît se qualifie. Quelqu’un de serviable mais une vraie cocotte-minute. Et il est vrai qu’à part ses collègues, tous ceux qui le connaissent dans le privé font état d’une double personnalité. Benoît peut être à la fois calme, serviable, protecteur (au point que quelqu’un fit référence à un « gros nounours ») mais également impulsif, violent, capable de ne plus se contrôler lorsqu’il est en colère au point de ne pas se reconnaître.
« On est comme ça chez nous, on est gentil mais il ne faut pas nous titiller » dit celui que Benoît considère comme son oncle. Si lors de la 1ère chronique je vous avais parlé de Robert le Polonais, cette fois-ci la personne atypique du procès est Jimmy le gitan. Au 1er jour du procès, Jimmy était le seul sur les bancs côté défense. Il est venu chaque jour soutenir Benoît.
Un jour, on lui a tiré dessus. C’est Benoît qui l’a protégé et lui a sauvé la vie. Alors depuis sa détention provisoire il y a 4 ans, Jimmy va toutes les semaines au parloir voir celui qu’il considère comme son fils. C’est grâce à lui que Benoît voit ses enfants.
Benoît est finalement plus proche de ses cousins, biologiques ou non, que de sa propre fratrie. « On peut compter sur lui, on a toute confiance en lui » dirent deux de ses cousins aux policiers. Mais la rancœur était bien visible et la responsabilité supposée de son père dans la mort de sa mère revenait à chaque fois que Benoît buvait un peu trop. Sa tante qui l’a hébergé pendant des années déclara aux policiers « Nous avons tous été impactés par ce drame. Mais chez lui c’est non-stop, c’est H24 ». Comme une plaie refusant de cicatriser.
Cet homme à fleur de peau tente malgré tout d’avancer. Son comportement est irréprochable au travail, au point que son manager en a très vite fait son bras droit. Il n’hausse jamais le ton et accepte sans broncher tous les ordres même lorsqu’il ne les approuve pas. Le décalage entre cet homme posé et travailleur et les faits qui lui sont reprochés est tel, que ses responsables et collègues n’y ont d’abord pas cru.
Probablement parce que jamais n’ont été évoqués sa mère ou son père. Le décès de sa maman n’est en effet pas l’unique chose qui fasse sortir Benoît de ses gonds : son papa y arrive également très bien
֎ La dualité en héritage.
Autant Benoît parle avec certitude, autant son père à la barre n’est pas très cohérent.
Il commence directement par un « Tout est faux ». Sa femme allait très bien, elle n’avait aucune raison de se suicider et il ne la frappait jamais. Tout juste reconnaît-il un jour lui avoir mis un coup de coude dans l’œil. Mon sourcil gauche se lève, comment met-on involontairement un coup de coude dans un œil ? Franck explique que sa femme s’était pris son coude au moment où il ouvrait un placard.
Arrivée chez moi, j’ai mimé l’ouverture d’un placard à différentes hauteurs. Je ne sais pas combien mesurait la femme de Franck, mais ce dernier étant approximativement de ma taille, elle ne devait vraiment pas être grande pour se prendre son coude dans l’œil au moment où il ouvrait un placard…
L’avocate de Benoît interpelle Franck. Le frère aîné de Benoît n’a plus de contact avec lui depuis des annéese mais il le rejoint parfaitement lorsqu’il dit que la maman subissait des violences conjugales. Comme Benoît, ce frère aîné est simplement qualifié de menteur par le père sans plus de précisions.
Franck enchaîne et au fil de son témoignage, se contredit plusieurs fois.
Si au début il affirme que la mort de sa femme n’était pas un sujet tabou, il termine son témoignage en expliquant qu’ils ne parlaient pas de ce sujet dans la famille. A chaque fois que la présidente ou l’un des avocats l’interroge sur ce silence, sur le fait que Benoît en parlait à d’autres personnes mais que cette mort n’avait jamais été abordée par ou avec son père, ce dernier répond toujours la même chose : « S’il m’avait demandé, j’aurais parlé ». Puis un « Il n’a jamais voulu en parler » à propos de son fils, déclaration qui termine de s’emmêler les pinceaux avec un « Non, pourquoi ? » à la question de l’avocate qui voulait savoir s’il avait déjà évoqué le sujet avec ses enfants.
On peut comprendre que veuf du jour au lendemain, Franck se soit plus focalisé sur l’organisation de la vie avec ses 5 enfants plutôt que sur leur mental, mais le fait qu’il n’ait jamais abordé le sujet et surtout, qu’il ne voit pas en quoi cela ait pu poser problème me laissa quelque peu perplexe.
Dans la marge de mon cahier, j’écris « Le père n’a pas envie d’être là. Sans être mal à l’aise, il se paume dans ses souvenirs. Autant ceux de son fils sont clairs, autant les siens non. » Et je constate que je ne suis pas la seule à le remarquer quand l’avocate générale demande à Franck « Depuis le début, Benoît est constant, émotif avec une certaine sincérité. Pourquoi est-ce si clair si ce sont des mensonges ? »
Franck ne sait pas. Tout ce qu’il sait, c’est que le 1er janvier 2018, son fils a sonné chez lui à 6h du matin. Il a regardé par la fenêtre, a vu son fils qui retournait à sa voiture. Il a ouvert sa porte au moment où Benoît allait partir.
Son fils est redescendu de voiture mais cette fois, un fusil à la main. Il a tiré deux fois en l’air, a demandé des explications à son père sur la mort de sa mère et s’en sont suivis quelques coups sur le père. Là où Benoît admet une claque, Franck lui parle d’une claque suivie de deux coups de boule et d’un coup de poing.
Je note dans mon cahier que le père n’est pas très cohérent. Mais est-ce vraiment facile de se tenir à la barre lorsqu’on témoigne contre son propre fils parce que celui-ci a voulu nous tuer ?
Pour autant la présidente ne s’arrête pas là quand elle interpelle Franck sur les menaces verbales de son fils au moment des faits. Parce que si Franck a déclaré aux policiers qu’il y avait eu de telles menaces, il les a ensuite niées devant le juge d’instruction, pour en reparler lors de la confrontation avec Franck et pour finalement indiquer qu’il n’y en avait pas eu durant la reconstitution. Benoît lui est resté constant tout au long du procès : il n’a pas menacé son père.
Et l’enjeu est de taille pour déterminer s’il y a bien eu préméditation ou non.
D’après Franck, son fils a ensuite cherché quelque chose dans la poche de sa veste et pour lui, cela ne pouvait dire qu’une chose : il allait recharger son fusil et lui tirer dessus.
Franck a profité de cet instant pour rentrer chez lui et fermer la porte. Le hall d’entrée était allumé mais selon Franck, l’opacité de la vitre de porte ne permettait pas à Benoît de savoir s’il était toujours derrière celle-ci ou non.
Franck était presque arrivé dans son salon lorsque la balle a traversé la porte. « J’y pense quotidiennement, je pense au fait que j’aurai pu mourir et que je ne sais toujours pas pourquoi. »
En apparence, Benoît était resté calmé tout au long du témoignage de son père, mais le cocktail molotov venait d’exploser dans sa tête. Il bondit de son siège et dit très fort et avec une certaine tristesse « Tu me fais passer pour un fou, papa ! »
Pendant que les policiers le calmaient (vu la suite des événements, ces hommes méritent un prix pour leur pédagogie et leur patience), je réfléchissais à cette phrase. Est-ce que tous les gens qui tentent de tuer leur père et/ou qui considèrent qu’il est responsable de leur vie gâchée continuent de l’appeler « papa » ? Est-ce que ces mêmes gens sont tristes quand ils entendent leur père parler d’eux en des termes peu élogieux ?
L’audition de Franck se poursuit et ses difficultés à être cohérent reprennent. Franck est certain que son fils a rechargé devant lui pour le tuer. Néanmoins, lorsque la présidente lui demande si son fils était déterminé, Franck répond qu’il était à côté de la plaque. Encore aujourd’hui j’ai du mal à comprendre cette réponse puisque pour moi être à côté de la plaque signifie être à la masse, donc très loin de la détermination de quelqu’un qui aurait prémédité le crime.
Les incohérences du père s’achèvent enfin lorsqu’il évoque sa relation avec Benoît avant le drame. A la présidente qui évoquait le baptême d’une de ses petites-filles, événement au cours duquel Benoît l’avait frappé en criant « Ça c’est pour maman ! », le père répondit qu’il avait simplement pris un coup par accident. Il ajouta que tout allait bien entre Benoît et lui.
« Pourtant, plusieurs témoins disent le contraire » lança l’avocate générale à Franck.
« Il cherchait la bagarre tout le temps » conclut laconiquement Franck, rendant perplexe une grande partie de la salle.
Franck a visiblement transmis le goût de la dualité à ses enfants, car si Lucie, l’une des sœurs de Benoît, a su tenir une certaine ligne lors de sa déposition à la barre, elle n’a su éviter ce qui s’apparente comme la plus grande contradiction dans ce procès : le caractère tabou ou non de la mort de la mère de famille.
Aujourd’hui, je pense que « dualité » constitue le terme résumant le mieux ce procès.
Jusqu’à ses jurés.
Depuis ma chaise et entre deux prises de notes, j’observais ces gens tirés au sort et qui avaient entre leurs mains celui d’un homme.
Deux femmes ont particulièrement attiré mon attention.
L’une était inexpressive, tout semblait couler sur elle de la même manière, qu’il s’agisse des pleurs de Benoît, de ses coups d’éclats ou des grossièretés lâchées par son ex et sa sœur et qui avaient pourtant de quoi choquer dans une cour d’Assises.
Et à l’inverse, à quelques mètres d’elle était assise une jurée dont les sourcils étaient constamment levés, comme si elle était étonnée en permanence. J’ai d’abord cru que cette impression était due à la forme de ses sourcils, mais en y regardant mieux, je vis son front plissé.
Autant vous dire qu’elle fut extrêmement étonnée lorsqu’elle découvrit l’élément déclencheur de cette nuit qui aurait pu virer au drame. Et elle n’était pas la seule.